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Depuis qu’entre chien et loup, il avait repris le volant, sa faim était devenue de plus en plus impérieuse. Et sa faiblesse intense.
La faim se manifestait d’abord dans la gorge. Le tout premier signe était en effet une sécheresse irritante au fond de la gorge. Peu après, sa peau devenait exagérément sensible, puis il était saisi de tremblements. Ensuite, au bout d’un certain temps, ses yeux larmoyaient et le brûlaient, comme s’il était en train de pleurer. Alors, le froid le saisissait. Son corps paraissait toujours glacial aux vivants, mais s’il restait trop longtemps sans nourriture, lui aussi sentait cette glace l’envahir, et bientôt, il grelottait. Ses lèvres enflaient, se fendillaient. Sa peau partait en lambeaux. Jamais il n’avait dépassé ce stade-là. Il était convaincu que, s’il ne se nourrissait pas, il tomberait dans le coma et finirait par mourir.
Sa faiblesse était apparue environ depuis quatre mois. À vrai dire, s’il y réfléchissait bien, elle avait sans doute débuté avant cette époque. Seulement, il ne l’avait pas remarquée. Au début, il avait cru qu’il ne s’alimentait pas assez. Il comprenait encore mal son état. Cependant, même lorsqu’il doublait ses rations, la faiblesse persistait : une sensation de plus en plus forte de lourdeur dans tous les membres et une diminution de ce qui avait été, pour un temps, un formidable sursaut d’énergie physique.
En plus de sa pâleur malsaine, de grosses poches pendaient sous ses yeux enfoncés. Ses joues se creusaient de jour en jour sous les pommettes. Et il perdait ses cheveux, par petites quantités d’abord, puis de plus en plus au fil des mois. Deux de ses dents inférieures noircissaient lentement et se déchaussaient.
Il avait ce qu’il fallait pour la faim au fond de la cabine de son bahut, mais il ne pouvait conduire en mangeant, et pour l’heure, il était exclu qu’il s’arrête. Prendre une ration calmait un peu sa voracité, mais son état empirait inexorablement, sans la moindre rémission.
Il attendit que les véhicules qui le précédaient s’engagent dans le parking du Sierra Gold Pan, puis roula lentement à travers les différentes allées. Contrairement aux autres conducteurs, il ne cherchait pas un emplacement libre. Il savait que de toute façon, il n’en trouverait pas. À vrai dire, il cherchait autre chose.
Un Peterbilt noir.
Ce camion était ici, il en était certain. Le col menant en Oregon était fermé et, pendant un certain temps, aucun véhicule ne pourrait s’aventurer au-delà de Yreka.
Donc, ce poids lourd était ici. Il le fallait. Depuis trop longtemps, il bouffait du kilomètre à sa poursuite. Pas question de se casser le nez encore une fois.
Là ! devant lui et sur sa droite : carsey bros. trucking. Et, juste un peu plus loin, il repéra également ce qu’il n’avait pas osé espérer : un deuxième poids lourd identique au premier.
Il avait entendu parler de ce deuxième camion environ une semaine auparavant. Il s’était enquis du Carsey Bros, chez un routier, près de Bakersfield. Un jeune pompiste lui avait expliqué qu’il y avait en réalité deux engins correspondant à sa description. Ils étaient passés quelques jours plus tôt.
Ainsi, ils étaient deux. Et il les avait retrouvés ensemble.
Ils stationnaient dans le parking, noirs et silencieux.
Bill regarda autour de lui et aperçut quelques personnes qui erraient au milieu de la neige. Tous des hommes, des chauffeurs mais aucune connaissance. Pas plus que de jolies jeunes filles avec de grands yeux et une peau laiteuse.
N’empêche qu’elles étaient dans les parages. Soit en chasse soit en train de se nourrir.
Toutefois, avec deux camions, elles seraient beaucoup plus nombreuses. Et lui était tout seul.
Bill Ketter sortit du parc de stationnement pour trouver un endroit où se garer…
Une fois dehors, Jon balaya le parking du regard. La fille était invisible. Il longea la façade du restaurant en passant à toute allure devant la fenêtre derrière laquelle se trouvaient sa mère et ses sœurs, puis il contourna l’angle du bâtiment. Il ne trouva rien d’autre que plusieurs voitures parquées dans l’allée réservée aux pompiers.
Il regagna le muret, monta dessus et, pour mieux voir, écarta deux buissons, faisant tomber des mottes de neige.
Un engin s’engageait sur la route. Jon aperçut la large bande argentée qui courait sur le flanc de la cabine. Il en eut le souffle coupé.
Il se faufila entre les buissons et courut vers la sortie réservée aux camions. Au même moment, le Kenworth traversait la route et s’arrêtait à un emplacement libre sur le bas-côté.
Phares éteints, moteur coupé. Il y eut un mouvement dans la cabine. Une douce lumière s’alluma soudain derrière les sièges : la couchette.
Les yeux rivés sur la fenêtre côté conducteur, dents serrées, Jon s’approcha doucement du Kenworth. Une fois parvenu à sa hauteur, il tendit l’oreille.
Quelques faibles bruits, comme quelqu’un qui remue, mais rien d’autre.
Jon tremblait d’espoir. Ce camion ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui de son papa. Mais était-ce le sien ? Il allait s’en assurer.
Saisissant la poignée fixée à côté de la porte, il se hissa sans bruit sur le marchepied et lorgna par la vitre.
Oui, il était là : le tricératops en caoutchouc vert que son papa lui avait acheté lors de son fameux voyage. Jon avait voulu à tout prix qu’il le suspende au rétroviseur, et depuis, il était resté là.
— Papa ! murmura Jon en souriant. (Il ouvrit vite la portière et répéta plus fort, cette fois-ci :) Papa ! hé, papa !
Il entendit un bruit de toux provenant de la couchette, une sorte de crachouillis, puis un froissement brusque.
— Qui est-ce… ? Bon sang, qu’est-ce…
Quelqu’un déboula entre les sièges et se tourna vers la portière.
Un homme.
Les cheveux en broussaille et dressés sur la tête.
Un long visage très blanc. Un épais liquide noir encerclait la bouche et dégoulinait sur le menton.
Cet homme-là ne pouvait pas être son père… Mais pourtant si. Jon tomba du marchepied en hurlant…